Julien Gracq
José Corti, 328 pages
Prix Goncourt 1951 (refusé)
Ce n’est ni le roman de l’attente ni celui de
l’absence, bien au contraire. Le rivage des Syrtes est ce roman de
l’Histoire en marche, de l’événement qui vient, qui s’annonce, qui sourd
par tous les pores du quotidien, comme une rumeur
qui enfle, qui se prépare à exploser et à changer la face du monde.
Aldo, jeune aristocrate de la vieille et
imaginaire principauté d’Orsenna, est envoyé aux confins du pays, sur le
rivage de la mer des Syrtes, comme observateur pour le compte de la
Seigneurie, l’instance suprême de la cité-état. Il prend
ses quartiers à l’Amirauté, forteresse maritime endormie et sclérosée.
De l’autre côté de la mer, c’est le Farghestan,
avec lequel Orsenna est en guerre depuis 300 ans. Il ne s’est
plus rien passé depuis les premières batailles, mais le calme n’est
qu’apparent. Aldo est autant attiré par la côte du
Farghestan qu’il est subjugué par Vanessa Aldobrandi, jeune, belle
et intrigante, issue d’une famille de haute noblesse à la devise
subversive: « Fines transcendam», (je transgresserai les limites).
Julien Gracq met en scène ici dans une langue
poétique et une écriture onirique le phénomène historique, le
changement, en ce qu’il transcende l’individu et s’impose à lui. Au
contraire de nombreux écrivains comme Mathias Enard dans « Zone »
par exemple, pour Gracq, les individus subissent l’Histoire plus qu’ils
ne la fabriquent. Ils ne sont que les jouets de phénomènes qui les
dépassent et qu’ils ne peuvent pas appréhender complètement.
"Je retrouvais en roulant dans le petit matin froid vers Maremma quelque chose du charme de l’attente pure que j’avais goûté dans mon voyage vers les Syrtes. Je ne cherchais pas même à deviner où me menait cette équipée autour de laquelle Vanessa faisait tant de mystère. Le chant triste des oiseaux des Syrtes montait avec le jour, ouaté et monotone déjà comme chacune de leurs journées, s’égrenait comme du sable sur ces espaces sans bornes ; le calme des plaines grises, toujours moites de brume au matin, ressemblait à ces aubes d’été languides qui se traînent comme assommées sous une fin d’orage. Je me retournais parfois pour apercevoir derrière moi la forteresse, d’une livide couleur d’os sous son drapé de brouillard ; devant moi, dans le lointain, les reflets de mercure de la lagune venaient mordre sur l’horizon une mince ligne noire et dentelée et, dans cette matinée déjà pesante, il me semblait sentir ces deux pôles, autour desquels maintenant oscillait ma vie, se charger sous leur voile de brume d’une subtile électricité. Le rapport de Belsenza me revenait à l’esprit avec plus de force ; je fixais mes yeux sur ce liseré sombre qui s’allongeait sur la mer, déjà les exhalaisons puissantes et lourdes de sa lagune m’arrivaient par bouffées dans le vent endormi ; comme quand l’œil plonge d’une colline sur les fumées d’une cité lointaine, je prêtais malgré moi l’oreille au murmure bas et acharné que faisait dans mon souvenir cette ville tapie comme un marécage dans une soirée orageuse ; il nourrissait cette atmosphère lourde, faisait palpiter mollement son cocon de brumes, battait faiblement derrière elle comme le battement emmitouflé d’un cœur.
Ses grandes portes ouvertes sur les reflets dansants de la lagune, le palais semblait tout à fait endormi. Mes appels n’éveillaient personne. Je m’avançais, incertain et hésitant, dans cette perspective insolite de pièces nues que je ne connaissais pas." (page 139/140)
Le roman a obtenu le prix Goncourt mais Julien Gracq l'a refusé.
Pour aller plus, on consultera la thèse de Marguerite-Marie Bénel-Coutelou sur le site internet Autour de Julien Gracq.
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