Pierre Kretz
La Nuée Bleue, 172 pages
2009
Le narrateur vit reclus dans une cave d'un village alsacien imaginaire, Heimsdorf. Il s'est auto proclamé gardien des âmes des hommes du village, morts à la guerre. Et en Alsace, morts à la guerre signifie souvent morts en Russie (Russland en dialecte), sous uniforme allemand.
Il est ici question de ces générations d'Alsaciens ballottées par l'Histoire, qui ont changé quatre fois de nationalité entre 1870 et 1945 et qui ont dû combattre sous l'uniforme allemand, le plus souvent sur le front de l'Est. (..)
Ce fut le cas pendant la première guerre mondiale, mais aussi et surtout pendant la seconde guerre mondiale, quand l'Alsace annexée et une partie de la Lorraine étaient considérées comme une terre à part entière du IIIe Reich. A partir de 1942, l'Allemagne nazie a incorporé plusieurs classes, soit un total d'environ 134000 Alsaciens et Mosellans, sous menaces de représailles contre les familles. Environ 30% ne revinrent pas. Certains des disparus avaient déserté l'armée allemande ou avaient été faits prisonniers par l'Armée rouge et sont morts dans des camps soviétiques dont le plus célèbre est Tambov.
L'allégorie de l'Alsace tétanisée
L'auteur, Pierre Kretz, aborde avec un ton distancié mais aussi avec une vraie empathie, ces générations perdues, les hommes bien sûrs, morts ou revenus traumatisés sous le statut de "Malgré-nous", mais aussi les femmes restées seules au village.
Ce roman, un long monologue teinté d'humour et de recul, marque un tournant dans la littérature alsacienne. Il n'est pas le portait larmoyant d'une région et d'une population victimes. Ce roman, avec ce narrateur qui s'isole dans sa cave, entouré des photos jaunies des disparus, incapable de vivre au grand jour une vie normale, est l'allégorie d'une région, l'Alsace, qui gagnerait à surmonter ses traumatismes pour "sortir de la cave" et se tourner vers l'avenir.
L'auteur dessine en effet une Alsace tétanisée par ces questions et les fantômes du passé, longtemps incapable de surmonter ces chapitres tragiques de son histoire, alourdie par un sentiment d'incompréhension, d'abandon mais aussi une certaine culpabilité.
"Oradour, c'est compliqué!"
A l'image de la question du massacre d'Oradour-sur-Glane. Un massacre mis en oeuvre le 10 juin 1944 par la division SS Das Reich et auquel ont participé treize Alsaciens incorporés de force mais aussi un Alsacien engagé volontaire. Et pour bien souligner toute la complexité de l'histoire alsacienne dans ce dossier, parmi les 642 victimes de ce petit village du Limousin se trouvaient quarante Lorrains et sept voire huit Alsaciens venus se réfugier ici en raison de l'annexion de leurs régions par l'Allemagne. Le procès de Bordeaux, en 1953, fut retentissant et les réactions alsaciennes et limousines, antagonistes, marquèrent chacune des régions pour plusieurs décennies. Ce qui fait dire au narrateur, non sans humour: "Oradour, c'est compliqué!".
L'incorporation de force n'est pas la seule question soulevée et l'auteur revient sur le processus de nazification de l'Alsace en 1940, avec le changement brutal de noms des villes, l'arrivée de fonctionnaires nazis, l'interdiction de la langue française, y compris à l'école.
Le narrateur s'en va ainsi retrouver un témoin de cette époque, un ancien instituteur en maison de retraite qui avait été obligé d'aller enseigner en Allemagne et qui ne pouvait rentrer en Alsace que si il adhérait au parti nazi.
"Est-ce qu'il n'y avait vraiment pas moyen d'éviter cet enrôlement idéologique?Il devait s'attendre à cette question comme si ses propres enfants la lui avaient posée avant moi. Il changea de ton. Je retrouvai l'intonation de l'instituteur faisant la leçon à un élève qui commençait à l'agacer:- Quand la France a capitulé en juin 1940, on pouvait encore traverser librement les Vosges pendant quelques semaines. Tout le monde attendait de voir ce qui allait se passer. Puis quand ils ont bouclé la frontière en juillet, cela est devenu pratiquement impossible, en tout cas très risqué, pour ceux qui tentaient le coup et pour leurs familles qui restaient sur place.- Il y en a quelques uns qui l'on fait quand même non?- Bien sûr, mais parmi nos collègues, c'était surtout des jeunes qui sortaient de l'Ecole normale. Ton oncle, comme moi d'ailleurs, venait de se marier. Ton cousin est né quelques jours après la débâcle. (Il s'était mis soudain à me tutoyer et ne parvenait plus à dissimuler son agacement). On attendait. Je ne sais pas ce qu'on attendait. mais on attendait. C'est facile de dire des années plus tard: "il fallait faire ceci, il fallait refuser cela..." Nous on se disait qu'il allait bien se passer quelque chose. Fin juillet, on a compris qu'on était faits comme des rats. Clac! Le piège s'est refermé sur nous d'un seul coup. Tu sais, il y a des choses que ceux de ta génération ne peuvent pas comprendre, c'est qu'on ne nous avait pas trop formés à réfléchir, à avoir l'esprit critique comme on dit maintenant. Fallait être un bon chrétien, un travailleur sérieux et docile, rester humble, ne pas se faire remarquer. tant qu'on n'était pas marié, on versait son salaire aux parents. Ceux qui avaient la grande gueule, qui défendaient des idées différentes sur l'armée, la religion ou l'obéissance, par exemple, n'étaient généralement pas bien vus. On se méfiait de ceux qui avaient toujours d'naas vorne draa, le nez tout devant, qui prennent la parole si tu préfères."
Pierre Kretz est né en 1950 à Sélestat. Il fut avocat avant de "tomber la robe" à l'âge de cinquante ans pour se consacrer à l'écriture.
Pierre Kretz en 2009 |
Est-ce un genre de roman ou un livre documentaire? Personnellement, j'aime bien découvrir l'histoire à travers les fictions. Je trouve que cela immerge plus dans le contexte de l'époque. En tout cas, merci pour cette description brève et claire.
RépondreSupprimerC'est un roman. Et il permet d'aborder et même de comprendre la très complexe histoire de l'Alsace.
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