Pierre Lemaitre
Albin Michel, 567 pages
Prix Goncourt 2013
Dans les chapitres d’ouverture d'Au revoir là-haut, la guerre n’en a plus pour très longtemps. Quelques jours tout au plus. En ce début de mois de novembre 1918, un nouvel assaut sur une tranchée allemande va irrémédiablement lier trois hommes.
Il y a les soldats Maillard et Pericourt d’une part, et le lieutenant d’Aulnay-Pradelle d’autre part. Trois hommes dont les destins entremêlés vont tenir le lecteur d’Au revoir là-haut en haleine pendant plus de cinq cents pages. (..)
Grande maîtrise du suspense
Pierre Lemaitre |
Car Pierre Lemaitre vient du polar et ça se sent (Alex, Cadres noirs). Sa maîtrise du suspense et de l’intrigue alliée à un style simple et efficace, distancié et teinté d’humour volontiers grinçant, met en œuvre deux arnaques financières de grande ampleur dans un France d’après Première-guerre-mondiale, saignée, éreintée. Une France schizophrène, qui veut rendre hommage à ses Poilus disparus, mais qui ne fait pas grand cas des survivants du massacre, qu’ils soient estropiés, gueules cassées ou même sans blessures apparentes.
À l’heure où le débat sur la « réintégration » des fusillés pour l’exemple grandit en France, Lemaitre rend hommage, dans sa dédicace, au soldat Jean Blanchard, fusillé en décembre 1914, accusé à tort par son lieutenant pour des faits d’abandon de poste qu’il n’a pas commis. (C'est l'affaire des fusillés de Vingré). Jean Blanchard sera réhabilité après la guerre. Avant de mourir, il avait écrit à sa femme « au revoir là-haut, ma chère épouse ». Pierre Lemaitre en garde le titre de son roman et la figure du lieutenant malfaisant.
Des affaires politico-financières retentissantes
Cette France de 1920 dans laquelle l’auteur plante son histoire est en deuil. Elle se couvre d’un long manteau de monuments aux morts communaux et entreprend de rassembler dans de grandes nécropoles commémoratives les dizaines de milliers de dépouilles de soldats inhumés à la va-vite à travers les champs de bataille. Autant d’opérations qui, dans cette IIIe République ayant un vif penchant pour les affaires politico-financières, sont matières à scandales retentissants. Pierre Lemaitre invente une arnaque aux monuments aux morts et reprend le scandale dit des exhumations.
Il prend soin de rappeler dans l’épilogue que ce dernier sujet avait déjà été abordé par Dorgelès dans son roman Le réveil des morts paru en 1923. Il rend plus généralement et très humblement hommage à la littérature d’après-guerre « de Barbusse à Genevoix ». D’ailleurs, la Guerre de 14 n’en est pas, avec Au revoir là-haut, à son premier Goncourt. Avant Lemaitre, il y eut, pour ne citer qu’eux, Henri Barbusse (1916) en plein carnage avec Le Feu, Roger Vercel, en 1934, avec Capitaine Conan et la thématique de la difficile réadaptation des soldats à la paix. Bien plus tard, à la fin du siècle finissant, c’est Jean Rouaud, en 1990 avec Les champs d’honneur, là aussi une histoire de soldat exhumé après l’armistice.
Pierre Lemaitre trace son propre chemin, sans démonstration, ni thèse. Son roman mêle de nombreux thèmes loin d’être inédits pour ce qui concerne la guerre de 14 ; il n’en reste pas moins surprenant, bâti autour d’une solide intrigue, peuplé de personnages pittoresques et attachants.
"Voilà des mois et des mois que les familles réclamaient les dépouilles des soldats enterrés au front. Rendez-nous nos enfants. Mais rien à faire. C'est qu'il y en avait partout. Tout le nord et tout l'est du pays étaient constellés de tombes de fortune creusées rapidement parce que les morts ne pouvaient pas attendre, pourissaient vite, sans compter les rats. Dès l'armistice, les familles s'étaient mises à hurler, mais l'Etat s'était arc-bouté sur son refus. En même temps, quand il y pensait, Albert trouvait que c'était logique. Si le gouvernement autorisait les exhumations privées des soldats, on verrait en quelques jours, des centaines de milliers de familles armées de pelles et de pioches retourner la moitié du pays, vous imaginez le chantier, et transporter comme ça des milliers de corps en putréfaction, faire transiter des jours entiers les cercueils dans des gares, les charger dans des trains qui mettaient déjà une semaine pour relier Paris à Orléans, ce n'était pas possible. Et donc, c'était non, depuis le début." (page 131)
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