Sorj Chalandon
Grasset, 326 pages
2013
Quand Beyrouth était la capitale de la violence
Paris, 1982. Samuel Akounis, metteur en scène, juif grec de
Salonique, rescapé de la Shoah, résistant face au régime des colonels, réfugié
en France, est mourant. Il demande à son ami Georges de terminer la tâche qu'il
a entreprise: monter Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. (..)
Un casting symbolique au beau milieu de la guerre du Liban
Georges s'en va dans la capitale libanaise en plein chaos
pour rencontrer les acteurs que « Sam » avait sélectionnés. Le casting
avait duré deux ans: Antigone (Ismane) est palestinienne et sunnite. Hémon
(Charbel), son fiancé un Druze du Chouf. Créon, roi de Thèbes et père d'Hémon
un maronite de Gemmayzé. Le page, le messager et la reine Eurydice des chiites.
La nourrice était une Chaldéenne et Ismène, la soeur d'Antigone, une catholique
arménienne. Un casting symbolique et militant dans un Liban meurtri par des
années de guerre civile entre les communautés qui le composent.
Georges entre dans Beyrouth en pleine guerre civile pour retrouver les
acteurs et tenter de mener à terme l'entreprise engagée par son ami depuis deux
ans. En cette année 1982, le Liban est à feu et à sang et sa capitale traversée
par des zones de confrontation, par des avenues sous le feu de tireurs
embusqués. L'intervention israélienne de l'été à Beyrouth interrompt les
travaux de Georges et de ses acteurs en même temps qu'elle chasse les
combattants palestiniens de l'OLP de Yasser Arafat.
Le massacre de Sabra et Chatila
Sorj Chalandon propose ici un roman sombre dans lequel il
oppose la culture à la violence et c'est la violence qui gagne, qui détruit
tout, emporte les projets et les hommes, leurs rêves et leur humanité.
Le
roman bascule avec l'intervention israélienne "paix en Galilée" sur le sud Liban et Beyrouth à
l'été 1982. Le personnage de Georges est blessé, soigné et quand il émerge,
c'est pour découvrir, le matin du 18 septembre, le massacre du camp palestinien
de Sabra.
Dans le camp de Sabra, en septembre 1982. Photo AFP. |
Sorj Chalandon, grand reporter, prix Albert Londres,
s'inspire de son propre vécu puisqu'il a couvert la guerre du Liban dans les
années 70 pour le journal Libération.
Il fait partie des journalistes qui ont pénétré dans les camps de Sabra et Chatila après deux jours de massacres par les phalangistes libanais chrétiens sous le regard de l'armée israélienne qui les a laissé faire.
Il fait partie des journalistes qui ont pénétré dans les camps de Sabra et Chatila après deux jours de massacres par les phalangistes libanais chrétiens sous le regard de l'armée israélienne qui les a laissé faire.
Antigone ou l'individu face à ses devoirs et ses responsabilités
Georges, son personnage, ne s'en remettra pas et s'enfoncera dans
l'abîme, incapable de revenir à la paix, à la vie calme et paisible d'une
France sans conflit. Ce roman structuré autour de la pièce de Jean Anouilh qui
décline le thème de l'individu face à sa propre responsabilité, peut aussi être
lu comme parlant de la difficulté pour ceux qui côtoient la guerre, qu'ils
soient journalistes, travailleurs humanitaires ou partie au conflit, à ne pas
être emportés par le fleuve des atrocités et des inhumanités.
D'ailleurs ce quatrième mur, celui qui sépare symboliquement les acteurs de leur public, est aussi celui qui sépare les témoins d'une guerre, des acteurs de cette même guerre.
D'ailleurs ce quatrième mur, celui qui sépare symboliquement les acteurs de leur public, est aussi celui qui sépare les témoins d'une guerre, des acteurs de cette même guerre.
Sorj Chalandon (bonnet noir) au Liban, à Tripoli, en novembre 1983. |
On notera que l'idée de monter une pièce de théâtre dans un
ville en guerre n'est pas sans rappeler l'initiative de Susan Sontag, qui monta En attendant Godot de Samuel Beckett dans Sarajevo assiégée, en 1993.
« - Tu trouves que Nakad joue bien?– C'est le plus bel Hémon que je pouvais espérer.– Je te demande simpement s'il joue comme il faut.– C'est son coeur qui parle. Tu l'as bien vu, non?Marwan a hoché la tête. Son fils donnait la réplique à Antigone comme un homme offre à une femme son amour et sa vie. C'est vrai. Il convenait. Mais il disait aussi que la guerre nous avait rattrapés. Et qu'elle lui avait ouvert les yeux. Ce qui était impossible avant l'invasion israélienne du 6 juin ne l'était plus.– Tu n'aimes pas le théâtre.Il a ri.– Je suis en train de te parler du Liban.– Et tu n'aimes pas les acteurs.Il m'a regardé brièvement.– Pas les tiens, non. Ce que tu as essayé de faire n'a plus de sens aujourd'hui. Tu as mélangé les frères et les ennemis pour rien.– Pour construire un rêve ensemble.– Mais quel rêve? Ils récitent ton texte mais ils savent bien que ce n'est pas la réalité.– Ce n'est pas mon texte.– Ca ne change rien! La vraie vie, ce ne sont pas tes répliques.– Ce ne sont pas mes répliques, ce sont celles de Jean Anouilh.Le Druze a ri, lâché le volant. Il a frappé ses cuisses à deux mains.– Anta majnoun!Il a répété que j'étais fou. Anouilh ou pas, peu lui importait. Je ne comprenais rien à la situation. Le pays était à terre et moi je venais de Paris en manteau d'Arlequin. Il a dit que la paix ne se faisait pas avec le visage poudré du clown. A l'heure où le pays comptait ses morts, dix gamins sur la scène d'un théâtre délabré n'avaient plus aucun sens. Il a presque regretté de m'avoir accueilli et aidé. Il disait que monter cette pièce avait été pure vanité. » (pages 255 et 256)
Sorj Chalandon né en 1952 est journaliste, prix Albert Londres et écrivain.
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